répartition de la charge d’approvisionnement de masques sur un réseau : définir l’emplacement de centres de distribution de masques, les quantités disponibles, etc.; crédit image : Alexandre Dupaquis, stagiaire au LAAS-CNRS

La recherche opérationnelle appliquée à la logistique hospitalière en période de crise Covid19

Résultats scientifiques Informatique

La recherche opérationnelle est apparue dans un contexte de crise au cours de la Seconde Guerre mondiale pour pallier les besoins militaires, en étant applicable rapidement sur le terrain notamment pour la gestion des convois d’approvisionnement. Par la suite généralisée par le domaine industriel, elle offre aujourd’hui son expertise pour les besoins logistiques dans la lutte contre le COVID-19, où l’approvisionnement de certains produits se heurte au problème de pénurie mondiale.

Définie comme la gestion des flux physiques pour faire correspondre les ressources aux besoins à moindre coût, avec des critères tels que la maximisation du nombre de clients livrés, la minimisation de la distance totale parcourue, etc., la logistique est une des applications phares de la recherche opérationnelle. À la frontière entre mathématiques et informatique, « il s’agit de modéliser des problèmes à l’aide d’outils mathématiques et de les résoudre avec des outils informatiques » précise Jean-Charles Billaut, professeur à l’Université de Tours et membre de l’ERL ROOT1 . Pour formuler ce type de problème, les scientifiques définissent des modèles mathématiques, formalisent des marges d’erreurs et d’incertitudes, puis s’appuient sur leur expertise informatique pour définir des algorithmes exploitant les propriétés des modèles mathématiques et obtenir des solutions optimales ou très proches de l’optimum le plus rapidement possible.

  • 1Recherche Opérationnelle, Ordonnancement, Transport (ROOT - CNRS/Université de Tours)
On veut tester à l’échelle nationale ou régionale l’optimisation de la gestion des flux de matériel médical en tenant compte des ressources disponibles et des besoins : c’est une question de modélisation avec des variables représentant les décisions possibles, des contraintes sous la forme d’équations ou d’inéquations que doivent satisfaire ces variables, et des objectifs à atteindre (fonctions). On inclut éventuellement des scénarios et des probabilités pour modéliser l’incertitude.
Jean-Charles Billaut, Professeur à l'Université de Tours, membre de ROOT

Dans le cadre de la lutte contre le COVID-19 qui nécessite beaucoup de matériels (masques et protections, réactifs pour les tests, etc.), il existe des méthodes de recherche opérationnelle généralisables pour tout type de marchandises. « On envisage aussi d’utiliser les outils de recherche opérationnelle afin de proposer la meilleure localisation pour la distribution de masques grand public ou encore sélectionner les endroits où il est le plus pertinent de placer un centre mobile de dépistage2 » ajoute Christian Artigues, directeur de recherche au CNRS dans l’équipe ROC au LAAS3 et directeur du GDR Recherche Opérationnelle du CNRS.

La gestion des flux physiques permet également d’optimiser et de prévoir en amont : pour planifier l’approvisionnement du matériel à destination des soignants et des patients, des algorithmes de graphes très efficaces sont employés pour identifier le flot optimal dans le graphe. Même si cette technique fonctionne très bien, l’usage de graphes a ses limites lorsque les problèmes à résoudre ne rentrent pas dans les modèles prédéfinis. Dans ce cas, la programmation mathématique vient en renfort pour la résolution du problème à l’aide de solveurs, outils logiciels génériques particulièrement performants. Cette technique de modélisation se base sur des variables, des inconnues à déterminer ainsi que des contraintes à respecter et permet de traiter tout problème d’optimisation à condition de respecter le langage reconnu par le solveur.

  • 2L’optimisation des tournées de centres mobiles de dépistage est un projet de Frédéric Semet professeur à l’École Centrale de Lille, membre du Centre de Recherche en Informatique, Signal et Automatique de Lille (CRIStAL - CNRS/Université de Lille/École Centrale de Lille). La localisation d’installation stratégique de ressources (comme les centres de tests) est également un projet d’Andréa Cynthia Santos Duhamel, professeure à Normandie Université / LITIS / ISEL
  • 3Équipe Recherche Opérationnelle, Optimisation combinatoire, Contraintes (ROC) du Laboratoire d’Analyse et d’Architecture des Systèmes (LAAS-CNRS)
Un problème de flot se résout rapidement avec des algorithmes très connus. Mais quand on ne sait pas où sont localisés les centres de distribution et les destinataires (représentés par des nœuds), ces nœuds deviennent hypothétiques, nous obtenons un nombre astronomique de possibilités pour les placer, impossible à énumérer même avec un ordinateur surpuissant.
Christian Artigues, Directeur de recherche CNRS au LAAS

C’est ce qu’on appelle l'explosion combinatoire des décisions possibles, qui nécessite l’utilisation de solveurs. Si ces derniers échouent, il faut programmer un nouvel algorithme dédié au problème en ayant recours à des heuristiques, c’est-à-dire des algorithmes qui cherchent à s’approcher de l’optimum en un temps raisonnable sans pouvoir nécessairement l’atteindre ou sans pouvoir prouver qu’ils l’ont atteint. Parmi les problèmes difficiles, la planification dans le temps ou ordonnancement d’activités est également envisagée : par exemple pour la distribution des masques grand public sur rendez-vous, délivrés quartier par quartier afin d’éviter l’engorgement et ainsi minimiser les risques de propagation du virus. Aujourd’hui, le principal frein à ces projets réside dans le manque d’accès aux données nécessaires pour les expérimentations numériques.

exemple de modélisation, optimisation de la gestion des flux de matériel médical ; crédit image : Jean-Charles Billaut

Si le projet présenté par Jean-Charles Billaut et Christian Artigues porte sur des problèmes de logistique à l’échelle nationale ou régionale, d’autres chercheurs se penchent également sur ce type de problématiques à des niveaux locaux, comme Thierry Garaix, maître de conférences de l’École des Mines de Saint-Étienne et membre du LIMOS4 . Sollicité par une mutuelle en charge de divers établissements médicaux (cliniques, EHPAD, etc.) pour la gestion des stocks en équipements de protection individuelle, le chercheur a dû définir une typologie de personnes (personnel soignants, patients) et estimer leur consommation journalière en équipement, puis sur moyen et long terme.

  • 4Laboratoire d’Informatique, de Modélisation et d’optimisation des Systèmes (UMR 6158 LIMOS - CNRS/École des Mines de Saint-Étienne/Université Clermont Auvergne)
Nous faisons des simulations en estimant des tendances du nombre de patients COVID-19 sur les différents établissements pour permettre d’anticiper les commandes en équipements de protection individuelle.
Thierry Garaix, Maître de conférences à l’École des Mines de Saint-Étienne, membre du LIMOS

Cette méthode s’applique également aux produits pharmaceutiques en se basant sur le même principe : avoir une typologie de patients pour calculer la consommation en médicaments, qui varie en fonction de l’avancement de la maladie.

Le chercheur s’appuie sur la technique de simulation à événements discrets appliquée au niveau départemental. « Nous simulons des scénarios d’évolution du nombre des flux de patients dans les réseaux de soins avec des nouveaux arrivants atteints du COVID-19, et les sortants, ceux qui guérissent. Nous essayons de planifier le parcours des patients, tout en évaluant la durée et les ressources consommées. » explique-t-il. Depuis plus d’un mois, le système continue d’évoluer avec l’implémentation de données supplémentaires qui l’alimentent. Ces simulations sont essentielles pour prédire la donnée critique, le nombre de cas COVID-19, et de ce fait éviter une rupture de stock, par exemple.

Également sollicité par l’Agence régionale de santé et des groupements hospitaliers, le système sur le parcours patient avec la prise en compte du passage en réanimation, poursuit son évolution. Au départ focalisé sur les ressources réservées aux COVID-19, l'outil en cours de développement couple modèles de prévision, simulation des flux de patients et optimisation de l'affectation des ressources : il va permettre la redistribution de ces ressources aux différents services hospitaliers, en fonction des priorités.

Nous faisons des simulations sur la base de différents scénarios qui dépendent des flux de patients et des données statistiques fournies. Nous pouvons notamment envisager le scénario d’une seconde vague de COVID-19…
Thierry Garaix, Maître de conférences à l’École des Mines de Saint-Étienne, membre du LIMOS

Concrètement, ce type de simulations permet d'anticiper un redéploiement des ressources hospitalières vers d'autres activités de façon progressive. Les prévisions portent sur les flux de patients contaminés avec ou sans besoin de soins intensifs et la durée de ces soins. Les méthodes actuellement mises en place comme des séries temporelles permettent des prévisions sur quelques jours. Des modèles épidémiologiques à compartiments devraient permettre d'exploiter les données régionales pour des prévisions fiables à plus long terme. À ce jour, la simulation est focalisée sur les soins intensifs et la réanimation mais il est prévu d'intégrer un parcours général des patients sur plusieurs établissements du territoire. L'optimisation multipériode va aider à planifier de manière anticipée et progressive l'affectation ou la désaffectation de ressources comme des blocs opératoires ou des équipes médicales entre des spécialités traditionnelles et le traitement des patients COVID-19 en fonction d'une décroissance de l'épidémie ou au contraire d'un rebond.

La logistique pose donc des questions d’optimisation et s’appuie sur des outils de recherche opérationnelle classique et des algorithmes performants. Applicable à différentes échelles macro ou micro, ce domaine apporte une solide expertise pour la gestion de crises sanitaires. D’autres projets de recherche opérationnelle lié à la crise actuelle sont en cours, comme la planification de visites à domicile ou la gestion des centres d’appels d’urgence. En collaboration avec la Société Française de Recherche Opérationnelle et d’Aide à la Décision (ROADEF), le GDR Recherche Opérationnelle tient à jour une description des projets présentés ici et d’autres projets.

Contact

Jean-Charles Billaut
Professeur à l'Université de Tours, membre de ROOT
Christian Artigues
Directeur de recherche CNRS au LAAS
Thierry Garaix
Maître de conférences à l’École des Mines de Saint-Étienne, membre du LIMOS