Trafic internet, cybersécurité et santé… Les signaux complexes sous l’œil de Patrice Abry
Directeur de recherche CNRS spécialisé en traitement du signal, Patrice Abry étudie la dynamique de systèmes allant des écoulements turbulents aux rythmes physiologiques en passant par le trafic internet. Le chercheur du Laboratoire de physique de l’ENS de Lyon (LPENSL – CNRS/ENS de Lyon) est récompensé par le Grand prix IMT-Académie des sciences 2024 pour ses contributions exceptionnelles à l'analyse de ces signaux complexes.
Depuis 30 ans, Patrice Abry utilise la théorie des ondelettes pour analyser des signaux complexes qui rythment notre quotidien. Durant sa thèse, il s’intéresse d’abord à la turbulence hydrodynamique qui se manifeste, par exemple, lorsque l’écoulement d’un fluide rencontre des obstacles. Patrice Abry se concentre notamment sur la notion d’invariance d’échelle. Cette propriété, dite fractale, est essentielle à la compréhension de systèmes dans lesquels aucune échelle de temps ou d’espace particulière ne permet d’expliquer leur dynamique. Au contraire, toutes les échelles sont importantes et c’est l’organisation hiérarchique qui les relie entre elles qui caractérise la dynamique.
Ses travaux prennent un premier tournant lorsqu’il rencontre le chercheur australien Darryl Veitch en 1996, actuellement professeur à l’Université technologique de Sydney. Ensemble, ils ont l’idée d’utiliser la théorie des ondelettes pour mieux comprendre la dynamique du trafic internet. « Nous avons mis en évidence, pour la première fois en 1998, cette propriété d’invariance d'échelle sur des vraies données de trafic », raconte Patrice Abry. Forts de ce résultat, ils mettent ensuite en évidence le caractère universel de cette propriété qui s’étend sur un continuum d’échelles allant de la seconde à une dizaine de minutes.
Puis, à compter de 2006, Patrice Abry entame une collaboration avec des scientifiques japonais qui analysent le trafic internet pour des enjeux de cybersécurité. Ils mettent d’abord en évidence que l’invariance d’échelle reflète la dynamique du trafic normal, mais qu’elle disparaît en présence d’anomalies comme des attaques. En combinant des techniques de projection aléatoire, des statistiques robustes et l’analyse en ondelettes, ils parviennent à étudier 17 ans de trafic normal (ou légitime), sans avoir à détecter ces anomalies.
« Ces recherches ont alors répondu à des questions esquissées 20 ans auparavant, mais pour lesquelles nous n’avions ni les données, ni des outils suffisamment élaborés pour y répondre », décrit Patrice Abry. Premier constat : malgré une explosion des usages d’internet, la dynamique qui gouverne le trafic normal sur internet mise en évidence en 1998 reste inchangée. Deuxième constat : le caractère fractal ne s’arrête pas à dix minutes, mais se maintient aussi longtemps que les observations durent. Troisième constat : en-deçà d’une seconde, les chercheurs observent un autre régime d’invariance.
Mais d’où viennent ces deux invariances d’échelle et la frontière qui les sépare ? Leur étude montre qu’aux grandes échelles, l’invariance est causée par les usages et les pratiques des utilisateurs, alors qu’aux petites échelles, c’est la technologie qui en est responsable. De manière plus pratique, cette recherche aboutit également à de nouveaux outils de cybersécurité pour identifier rapidement des adresses IP suspectées d’être impliquées dans les anomalies.
Par ailleurs, Patrice Abry s’est aussi beaucoup intéressé à l'analyse de l’invariance d'échelle pour des applications biomédicales et la caractérisation des rythmes cardiaques et cérébraux. « Le cœur bat à peu près toutes les secondes, mais pas exactement. Il s’avère que cette variabilité est caractérisée par une invariance d’échelle. Si bien que lorsque cette invariance naturelle disparaît, cela peut être synonyme d’une pathologie », explique le chercheur. En pratique, Patrice Abry a notamment développé un prototype d’analyse de la variabilité du rythme cardiaque fœtale pendant l’accouchement afin d’exploiter cette propriété pour prévenir des risques d’asphyxie du bébé.
L’ensemble de ces travaux valent aujourd’hui au chercheur la reconnaissance de ses pairs couronnée par le Grand prix IMT-Académie des sciences 2024. « C’est la distinction d’un projet de recherche de longue haleine, sans frontières, ni thématiques, ni géographiques, et qui combine naturellement théorie et applications », conclut-il.