Comment garder le contrôle de l’attention à l’ère des multiples sollicitations numériques ?

Résultats scientifiques Informatique

À une époque où la quantité d’informations à laquelle la société est exposée quotidiennement est supérieure à ce que le cerveau humain peut traiter, la maîtrise de l’attention est un enjeu crucial. Quatre chercheurs et chercheuses se sont penchés sur la question et abordent le problème sous différents angles disciplinaires.

Internet, smartphones, réseaux sociaux… Toutes ces interfaces numériques constituent des mines inépuisables d’information et de nouveauté, quasi-irrésistibles pour le cerveau humain. Les recherches les plus récentes en intelligence artificielle, en psychologie cognitive et en neurosciences tendent à montrer que l’attrait pour la nouveauté a doté l’humain d’une curiosité lui conférant un avantage adaptatif dans des environnements naturels peu changeants ou ayant des changements saisonniers prédictibles. Ceci semble avoir permis aux chasseurs-cueilleurs de détecter des signes avant-coureurs d’épuisement de ressources ou d’arrivée d’un prédateur, les stimulant à explorer de nouveaux endroits pour y découvrir de nouvelles opportunités. 

Le problème ? Ces connaissances psychologiques sont aujourd’hui exploitées dans le design numérique pour donner envie d’explorer toutes les sollicitations rencontrées. Dans cette « économie de l’attention », les plateformes cherchent à maintenir les utilisateurs et utilisatrices engagés afin de collecter les données personnelles et maximiser leurs revenus publicitaires. Les algorithmes d’intelligence artificielle amplifient ce phénomène en personnalisant les contenus, favorisant souvent ceux qui sont émotionnellement attrayants ou choquants. Les conséquences s’nt préoccupantes : usages immodérés des écrans, baisse de la concentration, surconsommation et dégradation du débat public, fragilisant la démocratie et le dialogue social.

Stefana Broadbent, professeure à Politecnico di Milano, Florian Forestier, auteur et conservateur à la Bibliothèque nationale de France, Mehdi Khamassi, directeur de recherche CNRS et membre de l’Institut des systèmes intelligents et robotique (ISIR – CNRS/Sorbonne Université) et Célia Zolynski, professeure de droit privé à l’École de droit de la Sorbonne de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, croisent les regards de différentes disciplines pour identifier les mécanismes en jeu et élaborer des recommandations pour aider à reprendre le contrôle de l’attention.

Les sciences cognitives permettent de mieux connaître les forces et faiblesses de l’attention, comment l’entraîner, comment elle fatigue et comment échapper, en partie, aux multiples sollicitations numériques. Les travaux ont en particulier mis en lumière des mécanismes distincts dans le cerveau pour l’attention endogène et l’attention exogène : la première est guidée par la volonté, de l’intérieur, pour orienter l’attention vers des buts fixés (par exemple, se concentrer sur un texte à lire, trier les emails, etc.) ; la deuxième se laisse capter automatiquement de l’extérieur par les stimuli saillants, comme les notifications, les pop-ups, les vidéos se déclenchant automatiquement. Cette dernière court-circuite la volonté et fait perdre de vue les buts à atteindre. Par exemple, un utilisateur souhaitant se connecter cinq minutes sur un réseau social peut y passer finalement une heure. 

Le design permet de mettre en lumière les éléments des interfaces numériques qui captent et orientent l’attention et reposent même parfois sur des ingrédients addictogènes. Une des méthodes utilisées s’appelle l’AB-Testing : elle compare deux configurations A et B d’une interface numérique, avec ou sans un mécanisme particulier (un mécanisme tel que les like introduit de la variabilité dans les récompenses sociales, de façon à les rendre moins prévisibles) pour savoir si les utilisateurs et utilisatrices passent plus de temps sur l’interface grâce à ce mécanisme. 

En abordant le sujet aux primes de la philosophie et de l’anthropologie, les auteurs et autrices mettent en avant les sentiments d’impuissance et de mal-être face à une société qui semble toujours accélérer davantage et dans laquelle, malgré le développement de technologies, le temps manque toujours. En particulier, les travaux liant philosophie et psychologie démontrent comment, en faisant basculer les utilisateurs et utilisatrices dans des modes automatiques de contrôle de l’attention, les interfaces numériques actuelles font perdre en liberté de choix. En particulier, ces mécanismes contribuent à rendre les usagers moins libres d’atteindre leurs buts. Enfin, grâce au droit, l’équipe de scientifiques synthétise toutes ces connaissances sous forme de propositions de lois qui visent à mieux protéger l’attention.

La démarche scientifique innovante ici consiste à aborder le problème sous différents angles disciplinaires, évitant ainsi de sur-responsabiliser l'individu dans la gestion de son attention, comme c'est souvent le cas dans les débats actuels. Elle met en lumière l'importance de l'attention partagée, c'est-à-dire comment une politique culturelle pourrait encourager des plateformes collaboratives, telles que Wikipédia, qui orientent l'attention vers des objectifs communs (dans ce cas, la construction d’une encyclopédie), tout en facilitant le débat et la résolution des désaccords. Ces plateformes collaboratives remettraient les utilisateurs et utilisatrices en position d’agir, de délibérer et de faire des recours collectifs. 

Selon les auteurs et autrices, les solutions au problème seraient loin de l’auto-régulation hypothétique prônée par les plateformes elles-mêmes ou encore de l’unique recours aux interdictions par l’État, comme c’est le cas en Chine. Les scientifiques s’orientent plutôt vers trois types de solutions complémentaires et interdépendantes : individuelles, collectives et juridiques. 

Au niveau individuel : ils conseillent de désactiver les notifications et le déclenchement automatique des vidéos, de se définir en avance des durées précises d’utilisation des réseaux sociaux, des temps de déconnexion et de s’y tenir. Au niveau collectif : mettre en place une éducation face au numérique dès le plus jeune âge permettrait d’entraîner régulièrement les facultés de concentration, de sensibiliser les usagers autour des mécanismes de manipulation de l’attention et de développer des compétences pour gérer le temps d’écran, la régulation émotionnelle et la prise de recul face aux contenus en ligne. Au niveau juridique, des solutions concrètes peuvent être envisagées via la régulation des plateformes : interdire certaines pratiques comme le design trompeur (les dark patterns en anglais) ou imposer aux géants du numérique des règles relatives à la collecte massive des données telles que le RGPD. Une autre piste est de penser les technologies de manière éthique et d’encourager le développement d’interfaces respectueuses de l’attention qui limitent les boucles de récompenses. 

D’autres solutions, comme la promotion d’espaces numériques collaboratifs, favorisent l’attention partagée et le travail collectif autour d’objectifs communs plutôt que des plateformes centrées sur le divertissement instantané. Enfin, envisager des modèles économiques alternatifs pour les plateformes numériques, via des contributions publiques, par exemple, les affranchiraient de la publicité et de la nécessité de maximiser le temps d’attention des utilisateurs et utilisatrices.

En savoir plus

Stefana Broadbent, Florian Forestier, Mehdi Khamassi, Célia Zolynski (2024). Pour une nouvelle culture de l’attention. Que faire de ces réseaux sociaux qui nous épuisent ? Editions Odile Jacob.

Contact

Mehdi Khamassi
Directeur de recherche CNRS à l'ISIR