Comment notre cerveau accepte un membre robotique additionnel
L’adaptabilité du cerveau, et son acceptation de nouveaux membres robotiques en remplacement d’un ancien manquant, sont des domaines étudiés depuis longtemps. Mais qu’en est-il pour un membre additionnel ? Pour la première fois une étude, menée par Ganesh Gowrishankar du Laboratoire d'Informatique, de Robotique et de Microélectronique de Montpellier (LIRMM - CNRS/Université de Montpellier), en collaboration avec l'Université des Électro-communications de Tokyo et publiée dans Scientific Reports, montre que le cerveau peut accepter et incarner un membre artificiel commandé de façon indépendante. Une avancée prometteuse, notamment pour la compréhension des limites de la plasticité cérébrale.
Comment reconnaissez-vous si une main ou une jambe que vous voyez vous appartient ou non ? La question semble étrange car la reconnaissance de nos membres nous paraît évidente. Cependant, à commencer par l'expérience dite de « Rubber hand illusion » (« l'illusion de la main en caoutchouc »), des études au cours des dernières décennies ont montré qu'il est en fait assez facile de tromper notre cerveau en lui faisant croire que d'autres membres artificiels font partie de notre corps. Ces études ont montré que notre cerveau est très flexible dans ce qu'il définit et accepte comme étant notre corps. Cette flexibilité est utile car le corps humain change à mesure que nous grandissons. Les changements physiques peuvent également être causés par des accidents ou des paralysies, auxquels nous sommes capables de nous adapter, et où il nous est possible d'accepter des prothèses artificielles pour compléter les fonctions perdues.
Mais quelle est la limite de cette acceptation ? Est-il possible d'ajouter de nouveaux membres à notre corps inné ? Et pouvons-nous encore sentir les membres ajoutés comme faisant partie de notre corps ? Plusieurs études antérieures ont tenté de répondre à cette question en fixant des membres artificiels supplémentaires (par exemple des doigts ou des bras robotisés) à des humains. Cependant, toutes ces tentatives se sont appuyées sur le « remplacement de membre » où le membre ajouté est actionné par les mouvements d'un membre existant et tout retour haptique sur le membre ajouté est fourni au membre existant - remplaçant en fait ce membre existant par un nouveau. Il n'était pas clair si notre cerveau pouvait accepter (en terme technique « incarner ») un membre supplémentaire vraiment indépendant - un membre qui peut être déplacé indépendamment de tout autre membre, et à partir duquel nous pouvons obtenir des retours haptiques indépendants de tout autre membre.
Pour répondre à cette question, dans cette étude réalisée dans le cadre du projet JST Inami ERATO, un système artificiel « indépendant » de « sixième doigt » qu'un utilisateur humain peut porter sur sa main a été développé. Les chercheurs ont isolé la partie de l'activité électrique des muscles de l'avant-bras qui ne contribue à aucun mouvement des membres (en particulier les doigts et le poignet pour les muscles de l'avant-bras) et l'ont utilisée pour contrôler les mouvements du sixième doigt. Le doigt comprend un « stimulator » haptique qui fournit un retour haptique du mouvement du sixième doigt sur le côté de la paume de l'utilisateur.
Le sixième doigt est très intuitif à utiliser, et il a été demandé à 18 participants adultes de s’en servir dans deux jeux où ils devaient bouger leurs doigts réels et artificiels guidés par la musique et des repères visuels. Les chercheurs ont comparé leur perception de leur main avant et après l'adaptation, à l'aide de questionnaires et de tests comportementaux qui examinaient leurs trajectoires de mouvement et leur perception de la position de leur index et de leur petit doigt dans l'espace.
Ils ont observé que plus le sixième doigt est incarné (accepté par le cerveau), plus un participant n'est pas sûr de l'emplacement de son petit doigt sur sa main, indiquant qu'il commence lentement à sentir que le sixième doigt indépendant fait partie de sa main. Les chercheurs ont ainsi pu montrer expérimentalement pour la première fois qu'une partie du corps artificielle indépendante peut être incorporée dans notre corps.
D'un point de vue applicatif, cette expérience et ces résultats sont prometteurs pour le développement futur de membres artificiels portables. Il est envisagé d'étendre l'étude pour vérifier si notre cerveau peut incarner des organes que les humains n'ont pas, comme une queue ou des ailes. Du point de vue de la science fondamentale, on peut se demander comment notre cerveau change lorsqu'un nouveau membre indépendant est incarné par lui. Certaines régions, comme le cortex moteur et sensoriel, sont connues pour incorporer une carte spatiale de nos membres. Comprendre les changements qui se produisent dans ces cartes peut nous permettre de comprendre l'étendue et la limite de l'incarnation.
Toutes les procédures de l'expérience ont été menées après approbation par le comité d'examen éthique institutionnel de l'Université des électro-communications de Tokyo et tous les participants ont fourni un consentement éclairé pour leur participation à l'expérience.
Publication :
- Kohei Umezawa, Yuta Suzuki, Gowrishankar Ganesh, Yoichi Miyawaki, “Bodily ownership of an independent supernumerary limb: an exploratory study”, Scientific Reports (2022).
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