Le bon poids sur les bons arguments

Résultats scientifiques Informatique

International Joint Conference on Artificial Intelligence (IJCAI) est la conférence de référence en intelligence artificielle. L’occasion de mettre en avant quelques projets dans ce domaine dont on entend beaucoup parler. Dans ce 4e et dernier focus, les chercheurs ont réussi à définir de nouvelles méthodes de pondération d’arguments, en fonction des attaques dans un débat par exemple, après avoir découvert de nombreuses failles dans les méthodes existantes.

L’argumentation est une forme de raisonnement constituée de trois étapes. Premièrement, un ou plusieurs agents, humains ou machines, construisent des arguments attaquant ou soutenant des positions ou d’autres arguments. Deuxièmement, les arguments sont évalués, soit indépendamment par chaque agent, soit par une autorité centrale, et les arguments les plus forts sont notamment identifiés. Troisièmement, cette évaluation est exploitée, à nouveau de façon individuelle ou collective, afin de prendre des décisions ou tirer des conclusions. 

L’argumentation existe depuis que les humains peuvent discuter et fait depuis longtemps l’objet d’études, notamment en philosophie et en psychologie. L’informatique s’y est intéressée plus récemment, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle. Les approches computationnelles de l’argumentation (c’est-à-dire les approches qui ont vocation à être implémentées dans une machine) sont motivées, entre autres, par l’apparition et la multiplication des plateformes de débats en ligne. 

Dans la publication "Acceptability Semantics for Weighted Argumentation Frameworks", les chercheurs se sont placés dans un contexte où la première étape (échanges des arguments) avait déjà été réalisée pour se concentrer sur la deuxième partie. Plus précisément, ils ont étudié les méthodes de pondération, c’est-à-dire les méthodes d’évaluation centralisées du type suivant : les données d’entrée sont composées d’arguments abstraits (de simples points dont le détail n’est pas formalisé), d’un poids de base pour chaque argument représentant sa force propre, et d’attaques entre arguments ; les données de sortie prennent la forme d’une pondération des arguments, c’est-à-dire qu’un poids final est construit pour chaque argument à partir de son poids de base, des attaques qu’il reçoit, des poids de base de ses attaquants, des attaques qu’eux-mêmes reçoivent, etc. 

Plusieurs méthodes de pondération avaient déjà été proposées, ou pouvaient être induites par des méthodes d’autres types. Mais aucun travail n’avait été fait pour comparer ces méthodes de façon satisfaisante. Pour répondre à ce premier objectif, les chercheurs ont adopté une approche axiomatique, c’est-à-dire une approche basée sur des propriétés intéressantes (ou axiomes, critères) permettant de mieux comprendre et comparer les méthodes de pondération. En établissant la liste d’axiomes auxquelles les méthodes de pondération doivent répondre, il est apparu que certaines propriétés sont absolument requises ou du moins extrêmement solides (et si une méthode de pondération ne les satisfait pas, alors elle ne se comporte pas de façon rationnelle), quand d’autres sont plus optionnelles. 

Les chercheurs ont réduit pour le moment à neuf le nombre d’axiomes fondamentaux, qui sont indispensables au bon fonctionnement d’une méthode de pondération. Maximality par exemple veut que si un argument ne reçoit aucune attaque, alors son poids final doit être égal à son poids de base. Neutralityquant à lui impose que si les attaquants d’un argument A sont les mêmes que ceux d’un argument B plus un autre attaquant X, mais que le poids final de X est 0, alors le poids final de A doit être égal à celui de B.

Image retirée.

Pour les propriétés optionnelles, leur désirabilité dépend du contexte dont les données d’entrée ont été extraites. Par exemple, si un argument A est attaqué par un argument X plus fort que tous les attaquants de B, alors au final A doit être plus faible que B, même si B souffre d’un plus grand nombre d’attaquants (Quality precedence). Une telle propriété est appliquée, entre autres, dans les débats où une forte expertise est requise. Par exemple, si une personne X récipiendaire d’une médaille Fields attaque un article A, pendant que 5 étudiants attaque un article opposé B, alors A doit être plus affaibli que B. À l’inverse, une autre propriété dit que si les attaquants de A (de poids final non-nul) sont plus nombreux que ceux de B, alors au final A doit être plus faible que B, même si les attaquants de B sont plus forts (Cardinality precedence). Ce critère est pertinent, entre autres, dans les débats où le principe de démocratie est très fort, par exemple, pour élire le meilleur contributeur d’un réseau social.

Image retirée.

Image retirée.

À partir de cette liste d’axiomes établis (15 au total), les chercheurs ont pu étudier les principales méthodes de pondération existantes. Leur étude révèle que la quasi-totalité de ces méthodes falsifie au moins un axiome obligatoire et donc ne se comporte pas de façon rationnelle. Seule la méthode existante (DF-)QuAD satisfait les axiomes obligatoires, mais pas l’axiome optionnel Resilience qui dit qu’un argument de poids de base non-nul ne pourra jamais être totalement anéanti, quel que soit le nombre et la force de ses attaquants, ce qui en fait un axiome important dans les discussions portant sur des questions de société. À partir de ce constat, le but des chercheurs a été de construire de nouvelles méthodes qui satisfont tous les critères obligatoires et qui explorent chacun des critères optionnels.

Image retirée.

Ainsi, les chercheurs ont construit trois solutions qui satisfont tous les axiomes obligatoires et qui vont plus loin que (DF-)QuAD en satisfaisant également Resilience
Une première solution appelée Weighted Max-Based (Mbs) est définie par le fait que le poids final d’un argument est égal à son poids de base divisé par le poids final de son plus fort attaquant. Bien entendu, la présence éventuelle de cycles d’attaques requiert une définition plus complexe basée sur une construction étape par étape, ainsi qu’un résultat de convergence. La méthode Mbs satisfait tous les axiomes obligatoires, ainsi que l’option Quality precedence
Une deuxième nouvelle méthode de pondération, Weighted Card-Based (Cbs), définit le poids final d’un argument essentiellement comme son poids de base divisé par le nombre de ses attaquants de poids de base non-nul, plus la moyenne des poids finaux de ces attaquants. Les axiomes obligatoires, ainsi que Cardinality precedence, sont satisfaits par cette méthode. 
Enfin, une troisième nouvelle méthode de pondération Weighted h-Categorizer (Hbs) spécifie que le poids final d’un argument est égale à son poids de base divisé par la somme des poids finaux de ses attaquants. Hbs prend ainsi en compte tous les axiomes obligatoires ainsi que Compensation, qui impose l’existence de la situation suivante : un argument A est attaqué par plus d’attaquants (de force non-nulle) que B, mais B est attaqué par un attaquant plus fort que n’importe lequel de ceux de A, et la force finale de A égale celle de B (autrement dit, la qualité des attaquants de B compense la quantité des attaquants de A). 

En résumé, les chercheurs ont établi une liste de critères nécessaires pour de bonnes méthodes de pondération, critères qui ont révélé des problèmes de rationalité dans les principales méthodes existantes, et ont réussi à construire de nouvelles solutions qui règlent ces problèmes et sont adaptées à différents contextes. 

Concernant les perspectives de futurs travaux, des données d’entrée plus riches pourront être considérées, notamment pour disposer de plus d’informations formalisées sur le contenu d’un argument et donc pour pouvoir fournir des résultats plus fiables. Enfin, la troisième étape de l’argumentation n’a pas été abordée dans ce travail. Une autre perspective sera donc d’exploiter ces nouvelles méthodes afin de prendre des décisions ou de tirer des conclusions. 

Publication
"Acceptability Semantics for Weighted Argumentation Frameworks" de Leila Amgoud1Jonathan Ben-Naim1Dragan Doder2Srdjan Vesic3

 

  • 1 a b Institut de recherche en informatique de Toulouse (IRIT - CNRS/Université Toulouse 1 Capitole/Université Toulouse 2 Jean Jaurès/Université Toulouse 3 Paul Sabatier/INP Toulouse)
  • 2University of Belgrade, Faculty of Mechanical Engineering, Serbia
  • 3Centre de Recherche en Informatique de Lens (CRIL -CNRS/Université de l’Artois)

Contact

Leila Amgoud
Directrice de recherche CNRS à l'IRIT
Jonathan Ben-Naim
Chargé de recherche CNRS à l'IRIT