L’informatique sociale de Sihem Amer-Yahia lui vaut la médaille d’argent du CNRS
L’explosion des réseaux sociaux a mis l’utilisateur au cœur d’Internet, générant ainsi une immense quantité des données sur les goûts et les caractéristiques de chaque personne. Sihem Amer-Yahia, directrice de recherche CNRS au Laboratoire d’Informatique de Grenoble (LIG - CNRS/Université Grenoble Alpes), récupère et décortique ces informations dans une optique d’analyse sociale, ouvrant un regard neuf sur les comportements et les discriminations sur la toile.
D’abord inexistants, puis anecdotiques, les commentaires et les réactions des internautes ont pris une place centrale dans le web d’aujourd’hui. Ces usages ont donné lieu à un nouveau champ d’études, l’informatique sociale, dont s’est emparé Sihem Amer-Yahia, directrice de recherche CNRS au Laboratoire d’Informatique de Grenoble (LIG - CNRS/Université Grenoble Alpes). Venue à la recherche publique après une quinzaine d’années passées dans le privé, notamment dans les centres de recherche de l’opérateur télécom américain AT&T et de Yahoo ! Research, Sihem Amer-Yahia s’est vue décernée la médaille d’argent du CNRS 2020.
« L’informatique sociale a pris de l’importance autour de 2005, quand le web a commencé à inclure de manière plus explicite les opinions des utilisateurs, explique Sihem Amer-Yahia. Avant les réseaux sociaux, les sites ne généraient pas nécessairement ce que l’on peut appeler des données subjectives ou d’opinions. Elles permettent à présent d’inférer beaucoup d’informations à propos d’un usager et de le rapprocher de groupes de gens qui lui ressemblent. Comme les humains ne sont pas capables de se concentrer sur plus d’un certain nombre de liens à la fois, on en apprend ainsi énormément sur eux. » Cette aptitude à identifier les intérêts d’une personne n’attire pas seulement les publicitaires, mais aussi les chercheurs intéressés par des corpus de données sociales élaborés de façon plus efficace à des groupes d’individus en interaction et caractérisés par leurs préférences et leurs expériences.
Sihem Amer-Yahia scrute également comment les grandes plateformes d’Internet lient les individus à du contenu, pour détecter des biais, voire de la discrimination. « Les gens utilisent ces sites aussi bien pour trouver du travail que pour louer un logement, ajoute la chercheuse. Or les algorithmes qui apparient les besoins des utilisateurs aux offres de travail ou de logement sont basés sur des jeux de données venant de la société, et qui conservent donc certains biais. » L’étude des algorithmes permet de montrer, ou non, la présence de discriminations, en offrant en même temps la possibilité de quantifier le phénomène.
Ainsi, Sihem Amer-Yahia consacre une partie importante de ses travaux aux testings contre les discriminations à l’embauche. « Quand les associations lancent des campagnes de testing, il leur faut changer les CV fictifs un par un, déplore-t-elle. De notre côté, nous pouvons manipuler automatiquement des dizaines, voire des centaines, de millions de données, afin de modifier un ou plusieurs critères à la fois. Le code pénal reconnaît par exemple vingt-trois motifs de discrimination, ce qui serait trop lourd à calculer et combiner à la main. »
Pour cela, Sihem Amer-Yahia conçoit des cadres formels dans lesquels elle peut raisonner en matière d’entrées et de sorties. Basée sur des modèles mathématiques, elle étudie les algorithmes qui traitent les données, qu’il s’agisse de CV à trier ou de publicités en quête d’une cible. Sihem Amer-Yahia tente également de simplifier l’exploration de données, à destination des personnes peu familières avec l’informatique. « Si je veux partir en voyage et tout organiser moi-même, je dois chercher un transport, un hôtel, des endroits à visiter… en élaborant plusieurs projets alternatifs, prend-elle comme exemple. Il n’existe actuellement aucun outil capable de synthétiser l’exploration d’un ensemble d’étapes et de possibilités aussi différentes. »
On retrouve encore une fois ce souci d’équité et de justice, qui s’exprime jusque dans sa réaction à l’obtention de la médaille d’argent du CNRS. « Ce prix me procure un très grand bonheur, car il prouve que le CNRS sait reconnaître des parcours peu classiques, puisque j’ai longtemps travaillé dans le privé et à l’étranger. C’est aussi un geste d’inclusion pour les femmes chercheuses en informatique. »