Modélisation des stratégies visuelles d’un conducteur de véhicule autonome
L’arrivée prochaine des voitures autonomes va se traduire par leur cohabitation sur la route avec les voitures actuelles pilotés par l’humain, et il sera nécessaire pour la voiture autonome de distinguer ces deux classes de véhicules. Dans ce cadre, Damien Schnebelen du Laboratoire des Sciences du Numérique de Nantes (LS2N - CNRS/École Centrale de Nantes/Université de Nantes/IMT Atlantique) a travaillé sur un projet qui consiste à distinguer les personnes utilisant une voiture autonome ou non, grâce à leur regard.
Dans le cadre du développement des véhicules autonomes, la Society of Automotive Engineers a proposé une classification des véhicules présents et à venir selon leur niveau d’automatisation. Les niveau 1 et 2 correspondent aux véhicules que nous croisons déjà sur la route. Ils sont équipés d’assistances à la conduite telles qu’un régulateur de vitesse adaptatif, un système d’aide au maintien dans la voie, ou même de systèmes plus intégrés comme le célèbre Autopilot de Tesla. Ces systèmes prennent en charge tout ou partie de la gestion de la vitesse et du contrôlé latéral, mais le conducteur doit continuer à surveiller en permanence la scène routière. A partir du niveau 3, l’automate contrôle le véhicule en toute sécurité, laissant la possibilité au conducteur de ne plus surveiller la route pour s’engager dans d’autres tâches, comme lire un livre, regarder une vidéo ou surfer sur internet. On dit que le conducteur sort de la boucle de supervision de la conduite. Cependant, pour le niveau 3, le conducteur doit être en mesure de reprendre la main si le système le demande, parce que celui-ci anticipe qu’il va sortir de son domaine de validité. Encore faut-il que le conducteur soit en état de reprendre le contrôle dans le temps imparti. Le véhicule autonome ne peut donc faire l’économie d’un diagnostic de l’état du conducteur. Est-il toujours installé correctement dans son siège ? Est-il encore bien éveillé ? A-t-il une bonne conscience de la situation ?
Dans le cadre du projet ANR Autoconduct, l’équipe Perception, Action, Cognition pour la Conception et l’Ergonomie (PACCE), dirigée par Franck Mars au sein du LS2N, a travaillé sur la façon dont le regard du conducteur peut être utilisé pour participer au diagnostic. L’objectif du travail de thèse de Damien Schnebelen était de développer une approche de modélisation des stratégies visuelles du conducteur pour caractériser l’influence de l’automatisation de niveau 3 sur la surveillance de la scène visuelle. Les expérimentations ont été réalisées en simulateur de conduite. Le comportement visuel du conducteur était mesuré grâce à un oculomètre permettant à chaque instant de déterminer vers quelles aires d’intérêt le regard était dirigé. Le temps passé sur chaque aire et l’ensemble des transitions d’une aire à une autre ont formé 182 indicateurs servant d’entrée à des modèles de régression de type Partial Least Squares (PLS).
Une première étude a cherché à déterminer dans quelle mesure il était possible de deviner uniquement sur la base du regard si le conducteur était dans un véhicule dont il avait le contrôle manuel ou s’il était dans un véhicule autonome. Les résultats ont montré qu’un modèle très simple ne prenant en compte que le temps passé à regarder la route droit devant soi suffisait à caractériser en première approximation l’influence de l’état d’automatisation du véhicule sur le regard, mais des erreurs de classification existaient. En revanche, en considérant l’ensemble des transitions entre zones d’intérêt, le modèle obtenu distinguait bien plus clairement les deux situations de conduite.
Une seconde étude a été plus loin, cherchant cette fois à prédire le temps passé à penser à autre chose que la conduite lorsque les conducteurs étaient en véhicule autonome. C’est ce qu’on appelle le vagabondage de la pensée ou mindwandering, considéré comme un indicateur de la sortie de boucle de supervision. Les résultats ont montré que le meilleur modèle obtenu permet de prédire le score de mindwandering en observant les stratégies visuelles du conducteur pendant 2 minutes seulement. L’analyse des indicateurs retenus pour construire le modèle suggère que les conducteurs négligent des informations importantes pour construire une bonne conscience de la situation, notamment celles permettant d’anticiper la situation future. Là encore, la dynamique du regard semble plus importante que la quantité de temps passé à regarder telle ou telle aire d’intérêt.
La contribution de ce travail est d’abord de nature fondamentale, en contribuant à la compréhension des stratégies visuelles mises en place dans les situations dynamiques. Elle est aussi méthodologique, en proposant une approche originale de la modélisation des données oculométriques. Sur le plan applicatif, ce travail prépare le chemin vers la conception d’algorithmes de diagnostic de l’état du conducteur dans le nouveau paradigme du véhicule autonome.