Quelle recherche en informatique pour un numérique inscrit dans les limites planétaires ?
Les sciences informatiques sont-elles une partie du problème ou une partie de la solution à la crise environnementale ? Pour prolonger le Focus thématique de l’année 2023 sur les sciences informatiques écoresponsables, CNRS Sciences informatiques vous propose ce billet de Florence Maraninchi, professeure à Grenoble INP, membre de Verimag, qui ouvre sur une réflexion autour de la soutenabilité de la recherche en sciences informatiques.
Impacts environnementaux du numérique et soutenabilité
L’impact du numérique sur l’environnement ne fait désormais plus aucun doute. Cela représente jusqu’à environ 4 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales selon une méta-étude1, auxquelles s’ajoutent les impacts sur l’eau, les ressources minières, la biodiversité. L’évaluation prospective de l’ADEME et de l’ARCEP sur l’impact environnemental du numérique en 2030 et 2050 pose clairement la question de la trajectoire actuelle du numérique.
Le donut de Kate Raworth illustre la notion de soutenabilité par deux cercles concentriques qui délimitent une zone intermédiaire. Le cercle intérieur représente un plancher minimal qui garantit une vie décente pour toute la population mondiale. Le cercle extérieur représente les limites planétaires : si elles restent en deçà de ce cercle les activités humaines sont soutenables.
S’interroger sur le lien entre impacts environnementaux du numérique et soutenabilité consiste à se demander quel numérique peut exister dans l’espace intermédiaire du donut, et pour quels usages.
S’extraire du discours de la promesse
Les promesses de bienfaits à venir du numérique portent sur tous les secteurs d’activités, de la santé à l’environnement en passant par l’industrie. Soit ces promesses ignorent sciemment les impacts environnementaux actuels et futurs ; soit elles posent que la dématérialisation et l’optimisation permises par le numérique ont le potentiel de réduire les impacts environnementaux d’autres secteurs dans de telles proportions que cela le dispense lui-même de tout effort.
Ces promesses, particulièrement bien illustrées par le discours sur l’intelligence artificielle (IA) depuis le déferlement des grands modèles de langage (à la base de ChatGPT par exemple), agissent comme un rideau de fumée qui empêche de prendre acte des dégâts sociaux et environnementaux déjà bien présents. La “prudence” affichée par une partie des grands acteurs de la tech, qui s’inquiètent d’une menace existentielle pour l’humanité lors de l’apparition inéluctable de l’intelligence artificielle générale, ne fait qu’ajouter un surcroît de fumée en concentrant l’attention sur un faux dilemme. Les autrices de l’article précurseur stochastic parrots2rappellent que les risques des grands modèles de langage n’ont jamais été la disparition de l’humanité due à l’IA générale, mais plutôt le creusement des inégalités, la concentration des pouvoirs, la reproduction de biais divers, et bien sûr les dégâts environnementaux.
S’extraire du discours de la promesse et, dans le cas de l’IA, de ce faux dilemme entre optimisme et prudence, est indispensable pour libérer l’imagination et repenser le rapport entre numérique et soutenabilité.
Quelles pistes pour la recherche en informatique ?
Les grands projets d’innovation numériques promettent d’abord des impacts positifs, ensuite des optimisations destinées à minimiser leurs propres impacts négatifs. Pourtant, concevoir des optimisations, aussi efficaces soient-elles pour comprimer momentanément les impacts de systèmes en pleine croissance exponentielle, ne saurait constituer l’horizon unique de la recherche en informatique.
Les choix d’usages ont vocation à être discutés dans un cadre démocratique, les chercheurs en informatique n’ayant bien sûr aucune légitimité particulière pour dicter des priorités. En revanche, la recherche en informatique est utile et nécessaire sur deux sujets au moins.
Déterminer quel numérique est acceptable exige tout d’abord de comprendre et évaluer ses impacts, dont la nature systémique (effets rebond ou effets d’accélération d’autres secteurs) s’est traduite par une recherche pluridisciplinaire déjà bien développée.
Bien couvrir l’éventail des scénarios futurs exige de développer aussi la recherche relative à une réduction du numérique actuel. Les notions de fermeture, de communs négatifs et de renoncement introduites par Alexandre Monnin dans son ouvrage intitulé Politiser le renoncement, sont utiles pour penser le caractère pervasif du numérique et les conséquences qu’une réduction aurait sur presque tous les secteurs d’activité. Loin de constituer une perspective rétrograde, elles ouvrent en réalité la possibilité d’autres futurs, en suscitant de nombreuses questions qui appartiennent pour l’instant à un vaste territoire de "science non faite"3 du numérique. Il va nous falloir inventer de nouveaux principes pour un numérique "auto-limité", envisager des notions de "contractibilité" des logiciels plutôt que d’extensibilité, des démarches de sélection plutôt que de diversification des fonctionnalités, des approches de découplage, etc. Des telles approches ont le potentiel de diminuer à la fois les impacts environnementaux et la fragilité du numérique existant. Elles n’interdisent pas de développer de nouveaux systèmes, mais il est possible que les limites du numérique acceptable soient si proches qu’il ne s’agisse déjà plus de construire un nouveau numérique compatible avec les limites planétaires, mais plutôt de le sélectionner soigneusement parmi l’existant déjà déployé.
Nous suggérons ainsi de commencer par identifier les "anti-limites" du numérique actuel4. Dans le projet ALDIWO soutenu par la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires (MITI) du CNRS, nous nous attaquons à cette notion dans un regard croisé entre sociologie et informatique. Dans un article à paraître5, nous proposons un sujet de recherche pour remettre en cause le caractère positif de la notion de système ouvert extensible.
Le numérique dans les limites planétaires : une étroite ligne de crête à dessiner entre techno-solutionnisme et techno-pessimisme
S’engager dans de nouvelles pistes de recherche pour un numérique compatible avec les limites planétaires permet de définir une étroite ligne de crête entre techno-solutionnisme sans contrainte et techno-pessimisme radical. Le premier ignore délibérément les impacts sociaux et environnementaux (ou bien promet d’y remédier plus tard, dans une fuite en avant perpétuelle) ; le deuxième considère le numérique comme un secteur au-delà de toute réforme possible et donc à faire disparaître complètement.
Travailler à contenir le numérique dans les limites du donut implique d’aller au-delà de son efficacité et de ses effets de levier pour s’intéresser aussi à la question de sa diminution. Cela ouvre de nombreuses perspectives de recherche et dessine les formations nécessaires à de nouveaux métiers.
Les points de vue, les opinions et les analyses de cet article n’engagent que leur autrice. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
Notes
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Charlotte Freitag, Mike Berners-Lee, Kelly Widdicks, * Bran Knowles, Gordon S. Blair and Adrian Friday. The real climate and transformative impact of ICT: A critique of estimates, trends, and regulations. Patterns 2, September 10, 2021.
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On the Dangers of Stochastic Parrots: Can Language Models Be Too Big? FAccT '21: Proceedings of the 2021 ACM Conference on Fairness, Accountability, and Transparency, March 2021, pages 610–623.
, and -
David J. Hess. Undone Science: Social Movements, Mobilized Publics, and Industrial Transitions. Published on October 7, 2016.
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Florence Maraninchi. Let Us Not Put All Our Eggs in One Basket. Communications of the ACM, September 2022, Vol.65 No. 9, Pages 35-37. https://hal.science/hal-03766614
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F. Maraninchi. Revisiting “Good” Software Design Principles To Shape Undone Computer Science Topics. Undone Computer Science Conference, Nantes, France, 5th-7th February 2024.